Jour 5
Lettre à Paul
Coincée sur mon siège de train deuxième classe,
heureusement sur le bord d'une fenêtre, quelque part entre Nasik et Aurangabad tu
m’accompagnes fidèlement durant ces quatre heures que dure le trajet. Je te le
donne en mille que lorsque tu étais attablé à rédiger Sunset Park, jamais tu n’aurais soupçonné
faire un tel périple. La magie de l'écriture transporte l'œuvre là où se trouve
le lecteur. Bienvenue à bord.
Je suis une de tes fidèles lectrices. Tu es mon
idole de la plume, de l'imaginaire, le génie du scénario, l'habile constructeur
d'intrigues, toujours aux aguets des rebondissements les plus étonnants. Avec
ton dernier cru, tu ne te démens pas. Je te reconnais pour t'avoir tant lu.
Mais cette fois, tu vas plus loin encore, dans cet équilibre fragile entre la
force de l'intrigue et celle des personnages. Ce sont eux qui prédominent.
Un à un, tu nous invites dans le secret de leur âme.
Ma préférée est Alice Bergstrom, son rêve d'être écrivaine, son choc
initiatique lors des événements de la fatwa lancée contre Salmann Rushdie.
Peux-tu t'imaginer qu'aujourd'hui encore j'ai lu en
première page dans le Lokmat Times de cette ville indienne où je me trouve,
qu'il fait encore la manchette au Literature Festival de Jaipur? La police du Rajastan a
très fortement recommandé d'annuler sa prestation, compte tenu de la pression
menaçante de la communauté musulmane présente en très grand nombre sur les
lieux. Il a répondu sur son Tweet «Threat of violence by Muslim groups stifled
free speech today.» Et tu le dis toi-même: «Plus elle grandissait, plus elle
comprenait le danger des mots, la menace que les mots peuvent représenter pour
le pouvoir, et dans les états gouvernés par des tyrans et des policiers, tout
écrivain qui ose s'exprimer librement se met en danger.» Et la vie continue
pour tous ces personnages, pour Miles, castré par ses remords, pour Bing, Don
Quichotte du capitalisme, pour Moris, témoin impuissant de l'effondrement de
ses rêves et de ses amours, et pour tous les autres aussi, tenaces batailleurs
blessés par une vie qui refuse obstinément de leur accorder le droit au
bonheur.
Et pendant ce temps, je suis assise dans ce train
surchargé avec cette vieille indienne qui prend ma cuisse pour un accoudoir, ce
musulman ingénieur qui fait jasette avec Jean-Claude, et ces milliers de gens,
survivants acharnés de ce pays chaotique. Tous tiennent à la vie et la
défendent bec et ongles. Chacun réclame sa place et pousse et tire et pousse
encore. Une foule compacte qui refuse d'abdiquer son espace vital, si petit
soit-il. Aucune panique, aucune agressivité, aucune exaspération dans le
regard. Les choses se font ainsi, que ce soit dans la cohue surréaliste de la
circulation routière ou dans la montée et la descente du train. Un
« chacun pour soi » convenu par tous. Un élan de survie où personne
ne veut perdre sa mise. Un Sunset Park, à la grandeur de ce sous-continent. Il fait trop sombre
pour lire. Bonne nuit, Paul Auster, beaux rêves.