Jour 61
L'impuissance des mots
Comment dire l'indescriptible? Mes yeux débordent.
Ma mémoire pleure son incompétence. Impossible pour moi de traduire cette forêt
aux longs arbres drapés de mousse de velours, ces ombres rafraîchissantes qui
vous enveloppent de leur parfum de fin du jour, ces balcons de culture
surplombant ces autres et ces autres encore et décorant les flancs de montagne
de vert des nouvelles pousses, du blond des blés mûrs, du brun chaud de la
terre nouvellement labourée, et ces cimes neigeuses, grandes effrontées clamant
la supériorité de la montagne sur l'homme, et ces porteurs chargés comme trois
ânes et qui gagnent leur croûte à se suer les entrailles et à se casser la
nuque, et ces trois magnifiques vieilles assises devant un immense panier et
qui placotent et rient tout en triant les grains de maïs séché. Je pourrais
comme ça, tout doucement égrainer pendant des heures et des jours même, ces
centaines d'images, d'odeurs, de fraîcheurs qui me mitraillent les yeux, le
nez, la peau.
Elles se nomment Ghorepani, Tadapani, Chlomrong,
Jhinu Dantan, Landruk, Pittan, Deurali, Dampus, ces prolifiques mères porteuses
des infinies splendeurs de l'Annapurna.
Je les laisse se déposer doucement et trouver
peut-être le chemin de ma plume. En attendant, ces coquines émergent à leur
guise et se sauvent tout aussi vite, dès que je les menace de mes pauvres mots.
Jugez par vous-même cette humble tentative de
traduire pour J. ma compréhension de la vie de ces gens de cet autre monde:
«Tous ces témoignages que tu lis sont effectivement très passionnants. Ils
disent bien l'infinie possibilité de ce monde, lui-même infini. Tout ici est à
la fois possible et pourtant l'immensité de la situation rend le mot impossible
bien réel. Comme les quelque vingt-mille marches que je viens de monter et de
descendre, il faut bien en prendre une à la fois je suppose. Et cela est bien
ce qui semble se passer. Pas de révolte, pas de grands sparages politiques. Un
chacun pour-soi, tout occupé qu'il est à sa survie, à ses enfants, à son petit
bonheur.
Une bidimensionnalité où la conscience du quotidien
garde le regard bien fixé sur le prochain pas à prendre, mais que ce dernier a
lieu et place dans une immensité d'une splendeur majestueuse et effroyable à la
fois. Imagine-toi marchant sur un très étroit sentier serpentant une falaise où
tout en bas, les galeries de culture de blé descendent vers le fond de la
montagne au creux de laquelle gronde un torrent furieux, et que tout en haut,
surveillent et règnent comme des dieux, l'Annapurna et son «Fish Tail», dans
leur splendeur coiffée de neige. La vie ici ressemble à cela. Enfin, c'est
comme cela que j'arrive à la décrire...»
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