samedi 24 mars 2012

Jour 61


Jour 61                L'impuissance des mots

Comment dire l'indescriptible? Mes yeux débordent. Ma mémoire pleure son incompétence. Impossible pour moi de traduire cette forêt aux longs arbres drapés de mousse de velours, ces ombres rafraîchissantes qui vous enveloppent de leur parfum de fin du jour, ces balcons de culture surplombant ces autres et ces autres encore et décorant les flancs de montagne de vert des nouvelles pousses, du blond des blés mûrs, du brun chaud de la terre nouvellement labourée, et ces cimes neigeuses, grandes effrontées clamant la supériorité de la montagne sur l'homme, et ces porteurs chargés comme trois ânes et qui gagnent leur croûte à se suer les entrailles et à se casser la nuque, et ces trois magnifiques vieilles assises devant un immense panier et qui placotent et rient tout en triant les grains de maïs séché. Je pourrais comme ça, tout doucement égrainer pendant des heures et des jours même, ces centaines d'images, d'odeurs, de fraîcheurs qui me mitraillent les yeux, le nez, la peau.

Elles se nomment Ghorepani, Tadapani, Chlomrong, Jhinu Dantan, Landruk, Pittan, Deurali, Dampus, ces prolifiques mères porteuses des infinies splendeurs de l'Annapurna.

Je les laisse se déposer doucement et trouver peut-être le chemin de ma plume. En attendant, ces coquines émergent à leur guise et se sauvent tout aussi vite, dès que je les menace de mes pauvres mots.

Jugez par vous-même cette humble tentative de traduire pour J. ma compréhension de la vie de ces gens de cet autre monde: «Tous ces témoignages que tu lis sont effectivement très passionnants. Ils disent bien l'infinie possibilité de ce monde, lui-même infini. Tout ici est à la fois possible et pourtant l'immensité de la situation rend le mot impossible bien réel. Comme les quelque vingt-mille marches que je viens de monter et de descendre, il faut bien en prendre une à la fois je suppose. Et cela est bien ce qui semble se passer. Pas de révolte, pas de grands sparages politiques. Un chacun pour-soi, tout occupé qu'il est à sa survie, à ses enfants, à son petit bonheur.

Une bidimensionnalité où la conscience du quotidien garde le regard bien fixé sur le prochain pas à prendre, mais que ce dernier a lieu et place dans une immensité d'une splendeur majestueuse et effroyable à la fois. Imagine-toi marchant sur un très étroit sentier serpentant une falaise où tout en bas, les galeries de culture de blé descendent vers le fond de la montagne au creux de laquelle gronde un torrent furieux, et que tout en haut, surveillent et règnent comme des dieux, l'Annapurna et son «Fish Tail», dans leur splendeur coiffée de neige. La vie ici ressemble à cela. Enfin, c'est comme cela que j'arrive à la décrire...»

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